Tribune publiée dans Le Monde le 08.12.2025
Nous sommes cinéastes. Nous tournons dans des villes, des villages, des quartiers populaires. Nous filmons des visages inconnus comme des acteurs reconnus. Nous racontons des histoires, des territoires, des passions et des émotions.
Si nous pouvons le faire, c’est grâce à un modèle unique au monde : celui que porte le Centre national du cinéma et de l’image animée (CNC).
Alors que le projet de loi de finances est examiné, ce modèle est attaqué. Des amendements proposent de réduire ou de supprimer le CNC, présenté comme une « gabegie » ou un financeur de « films non rentables ».
Nous, cinéastes, voulons rappeler quelques faits simples : c’est notre souveraineté culturelle et l’accès de tous aux œuvres qui sont en jeu.
Le CNC ne coûte pas un euro au budget de l’État. Il est financé par le cinéma lui-même, via les billets de cinéma, les abonnements des plateformes, les recettes publicitaires et les fournisseurs d’accès : un modèle vertueux dans lequel chaque séance contribue à financer les films de demain — sans solliciter l’impôt des Français.
Ce choix, soutenu de manière transpartisane, remonte à l’après-guerre : il visait à garantir à la France une indépendance de création face à des industries étrangères déjà dominantes. Aujourd’hui encore, il demeure l’un des rares outils qui permettent à un pays européen de ne pas abandonner son imaginaire et la figuration de son réel aux seules grandes plateformes et aux majors extra-européennes.
L’autre pilier de ce modèle, le crédit d’impôt, n’est pas un « luxe culturel » mais une politique industrielle stratégique. Un euro de dépense fiscale localise plusieurs euros de dépenses en France. Derrière chaque film, il y a des auteurs, des techniciens, des artistes (plus de 200 000 emplois directs), mais aussi des centaines de métiers qui en bénéficient : hôteliers, restaurateurs, transporteurs, commerçants…
Le CNC protège également un bien commun essentiel : l’accès de tous au cinéma, indépendamment d’un abonnement, d’un équipement ou d’un algorithme.
Grâce à lui, la France dispose d’un maillage de plus de 6 300 écrans, des multiplexes aux salles de village, des cinémas de quartier aux circuits itinérants. Ce réseau unique au monde permet à chacun, en ville comme en zone rurale, d’entrer dans une salle pour quelques euros, sans filtre numérique. La salle de cinéma est un lieu collectif, accessible et intergénérationnel.
Contrairement aux caricatures, le CNC ne finance pas « quelques films que personne ne voit ». Les films qui rassemblent moins de 20 000 spectateurs représentent moins de 1 % des séances et moins de 5 % des aides publiques. Ce n’est pas une dérive mais le prix — modeste — du renouvellement artistique. Sans cet espace, la plupart d’entre nous n’auraient jamais pu réaliser leur premier film, et certains films aujourd’hui Palme d’or, Lion d’or ou Ours d’or n’auraient jamais pu exister. Et comme pour toutes les œuvres, la qualité artistique d’un film ne se mesure pas uniquement à l’aune de son succès public immédiat : nombre de films confidentiels à leur sortie sont devenus des classiques.
Le cinéma est à la fois un art et une industrie de prototypes : partout, beaucoup de films rencontrent peu de spectateurs. Mais en France, grâce à ce système, des succès populaires coexistent avec des œuvres plus singulières, des récits de territoire, des drames romantiques, des visions du réel ou des expériences formelles exigeantes indispensables au renouvellement des points de vue.
Cette diversité n’est pas une lubie ou un caprice : elle est la condition de notre excellence. C’est elle qui fait de la France l’un des premiers pays représentés et récompensés dans les grands festivals internationaux et le seul pays d’Europe où les films nationaux dépassent les films américains en part de marché. Ce n’est pas seulement une politique de soutien efficace : c’est une réussite artistique, culturelle et économique.
L’enjeu n’est donc pas seulement budgétaire. Il est démocratique et stratégique.
Si le CNC était affaibli, une part de notre liberté collective disparaîtrait : la liberté, pour les spectateurs, de choisir autre chose que ce qu’un modèle économique global aura préétabli ; la liberté, pour les cinéastes, d’exister en dehors des formats immédiatement rentables et des calculs de tendance. Démanteler ce modèle reviendrait à laisser nos écrans se standardiser sous la pression d’intérêts qui ne sont ni ceux du public français, ni ceux de la création.
Il ne faut pas s’y tromper : la singularité française n’est pas d’aider son cinéma — tout le monde le fait — mais de le faire avec un système autonome, transparent, efficace, qui combine excellence artistique, dynamisme économique et accès démocratique.
Supprimer ou amputer le CNC ne serait pas une économie, mais un désarmement culturel. La France y perdrait un instrument de rayonnement majeur et un atout reconnu dans la mondialisation.
Nous savons la fragilité d’un film et le temps nécessaire pour qu’une œuvre rencontre son public. Préserver le CNC, ce n’est pas défendre une rente ni un « milieu », c’est défendre la souveraineté culturelle de la France, l’excellence de son cinéma et la possibilité, pour chacun, de continuer à choisir librement les histoires qu’il veut voir.
C’est défendre ce qui fait de la France, depuis les frères Lumière, une nation de cinéma – nation qui entend encore choisir en toute souveraineté les images par lesquelles elle se représente et qu’elle offre au monde.
Julie Bertuccelli, coprésidente de la Société des réalisateurs de films (SRF) ; Sylvain Desclous, coprésident de la SRF ; Jérôme Enrico, président de la Société civile des auteurs-réalisateurs-producteurs (ARP) ; Pierre Jolivet, vice-président de l’ARP ; Nathalie Marchak, vice-présidente de l’ARP ; Radu Mihaileanu, vice-président de l’ARP ; Zoé Wittock, coprésidente de la SRF.


