Les membres du Conseil d’Administration de L’ARP ont signé aujourd’hui une tribune dans Le Monde.
Le texte de cette tribune a été publié initialement sur LeMonde.fr
Le 12 avril 2020,
La France, ainsi que le reste de la planète, traverse aujourd’hui une crise sans précédent. Une crise sanitaire d’abord, où la bataille, épuisante, se livre jour et nuit, dans tous les hôpitaux. Une seconde crise, économique et sociale, fragilise davantage des milliers de citoyens se retrouvant sans ressources et des milliers de petites et moyennes entreprises. Ces temps troublés s’invitent aussi dans tous les foyers où le temps suspendu du confinement invite à l’introspection collective sur nos propres vies et nos modèles de société. Plus que jamais, il semble nécessaire de penser notre avenir commun. En tant que cinéastes, nous pensons évidemment à la culture et à son rôle essentiel. En ces heures difficiles, chacun mesure à quel point les films et les séries apparaissent comme une échappée importante pour la bonne santé des esprits. Et il faut espérer que demain, l’appétit pour la salle de cinéma et son irremplaçable voyage collectif sera encore plus grand.
Mais pour l’heure, dans cette période de crise, plusieurs phénomènes nous interpellent concernant le cinéma et l’audiovisuel. Le succès des plateformes payantes d’abord, essentiellement américaines, grands vainqueurs de ce confinement forcé. Quand l’ensemble de la planète se paupérise, elles seules augmentent leurs recettes et profitent du désarroi général, renforçant encore leur domination mondiale. Rappelons qu’elles ne payent pas d’impôt en France alors que l’Etat et les citoyens vont devoir s’endetter pour survivre à la crise. Le lancement, cette semaine, de la plateforme Disney+ confirme ce constat. Deuxième phénomène, les formidables succès d’audience des films français sur les chaines nationales gratuites, preuve de la vivacité et de la nécessité de cette expression culturelle dans le cœur des spectateurs hexagonaux. A ce titre, et alors que nos concitoyens se retrouvent plongés dans les abysses de cette crise sans précédent, le service public audiovisuel – à travers France Télévisions notamment – joue un rôle exemplaire de cohésion sociale et culturelle. Plus personne ne peut aujourd’hui douter de l’importance de ce joyau : il s’agira à l’avenir de consolider et rendre pérenne ses moyens.
Mais en ce moment, l’industrie du cinéma est entièrement sinistrée avec toutes ses salles fermées et ses tournages arrêtés. Et demain ?
Dans quelques semaines, à la fin du confinement, des décisions devront être prises. Les nations ont découvert le danger « mortel » que représente la perte de souveraineté sanitaire. Sans doute, la question de la souveraineté alimentaire sera posée aussi. Sans bien sûr faire un parfait parallèle avec la situation sanitaire dramatique que connaissent aujourd’hui nos sociétés, un grave danger guette aussi le troisième cinéma du monde, le cinéma français. Les réponses mises en place par le CNC sont évidemment pertinentes, et la demande unanime de la profession pour un fonds dédié à la survie d’une myriade de petites entreprises en danger doit trouver une réponse favorable. Mais une simple remise à niveau ne saurait suffire.
A l’heure où nous écrivons ces lignes, Canal+, détenu par sa maison mère Vivendi, envisage de libérer sa fréquence hertzienne, au même moment où le chinois Tencent a préempté une partie du capital d’Universal Music – également filiale de Vivendi. La possibilité de revente de ce pilier central du cinéma français, qui possède un des plus grands catalogues d’œuvres européennes, à un opérateur étranger est désormais clairement sur la table : Canal + pourrait devenir chinois, ou américain. Sky, qui l’a bien compris, semble aussi sur les rangs. Quant aux plateformes, dans l’attente d’une loi audiovisuelle qui pourrait ne jamais voir le jour, elles vont pouvoir accentuer leurs avantages, à savoir des situations fiscales toujours favorables et un manque total d’obligations envers les pays et les citoyens qui les enrichissent.
Si le Gouvernement français ne veut pas courir le risque de se retrouver très vite face à une industrie culturelle nationale ayant perdu sa souveraineté, car devenue très majoritairement dépendante d’opérateurs étrangers, deux décisions rapides doivent être prises.
Tout d’abord, concernant l’éventuelle revente de Canal+, un décret interdisant la revente de catalogues d’œuvres cinématographiques françaises à un opérateur non-européen doit être édicté. Peut-on en effet imaginer que des œuvres souvent cofinancées avec de l’argent public, appartenant au patrimoine national et à la mémoire collective, puissent tomber entre les mains de sociétés étrangères ? Cela ne peut et ne doit pas être toléré. Car comment accepter qu’A bout de souffle de Jean-Luc Godard ou Le père Noël est une ordure de Jean-Marie Poiré soient vendus à un opérateur basé aux Etats-Unis, ou encore en Chine ? Le spectateur français serait alors à la merci du bon vouloir de cette entreprise étrangère, et de sa volonté de diffuser ou non ces films en France. Le destin de milliers d’œuvres serait ainsi dépendant de stratégies économiques et/ou idéologiques.
Concernant les plateformes, la simple justice veut que ceux pour qui la guerre fut un effet d’aubaine soient solidaires de ceux pour qui elle fut une désolation, faute de quoi nous renforcerons encore le pouvoir démesuré de l’ultra-libéralisme numérique. Il sera donc urgent de transposer la directive européenne SMA, qui seule pourra nous permettre de faire contribuer les plateformes à la diversité culturelle, à la création indépendante dans les pays où elles proposent leurs services et tirent des ressources grâce à nos concitoyens. C’était tout le sens du travail entrepris collectivement à travers le projet de loi audiovisuel ; quel que soit son avenir, il faudra trouver les moyens d’intégrer les plateformes à notre écosystème vertueux, pour que vive notre diversité culturelle à l’ère numérique.
C’est à ce prix que l’on pourra éviter la perte de souveraineté culturelle. Ciment des inconscients collectifs, ferment des courages communs, la culture est fondamentale pour la démocratie, ainsi que pour la salubrité et l’ouverture des esprits. Et elle est indispensable aux nations pour exprimer leur histoire et leur sensibilité à la fois particulière et universelle.